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2 - Logique institutionnelle et logique citadine dans les villes du Maghreb

Article

Conception et usage du logement public à Tunis

Le cas de la Cité Ibn Khaldoun


Pr Moncef Ben Slimane, Professeur - chercheur, Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis (ENAU), moncef.benslimane@enau.rnu.tn

Date de publication : 29 juin 2007

Résumé

A partir d’une enquête portant sur un échantillon représentatif de logements localisés dans une Cité populaire, l’auteur tente de définir en quoi l’usage du logement public converge ou diverge avec les conceptions des promoteurs répondant à des critères de modernisation et de rationalisation de l’occupation de l’espace véhiculés par l’Etat tunisien.

Néanmoins, il apparaît déjà au niveau des concepteurs un ensemble de critères qui se traduisent par une standardisation architecturale et fonctionnelle habillée par des références sémiologiques et architectoniques culturelles et traditionnelles.

D’autre part, et à la lumière d’une revue descriptive des patios et des fétiches protecteurs de l’habitation,  il apparaît que du coté des l’habitants également, émerge un décalage entre les projections théoriques et l’occupation pratique de l’espace.

Parmi les mutations notables subies par le logement, celle du passage du registre de la fonctionnalité anonyme et sérielle à celle de la spécification des lieux est des plus pertinents ; spécifications qui ne se confondent qu’apparemment avec leur traditionalisation.

En effet, le greffage de nouveaux cadres de vie, attitudes, formes esthétiques relevant du registre « arabo-musulman » sont l’objet d’une interprétation de l’ambiguïté puisqu’ils ont tendance à devenir les instruments ultimes de la représentation sociale, à la limite de la consommation marchande.


Table des matières

Texte intégral

On a coutume d'évoquer l'action de modernisation de la jeune Tunisie indépendante engagée par la nouvelle élite dirigeante en mettant principalement en exergue deux secteurs de la vie sociale et politique: l’enseignement et  la condition des femmes.

Rares sont les écrits où l'on examine le lien entre les choix en matière d'habitat, d'architecture et la transition de la société tunisienne vers la modernité. Défi que s'est imposé l'Etat national.

Pourtant, un survol, même rapide, de près d'un demi-siècle de politique de la ville et du logement révèle qu'à de multiples occasions les nouveaux dirigeants projetèrent la conception et la réalisation d'espaces résidentiels qui seraient autant d’instruments pédagogiques pour une réforme des modes de vie et des mentalités des familles tunisiennes.

Cette sorte de manipulation de l'architecture par le politique était légitimée par la vision qu'avaient les autorités de l'époque de la réalité sociale locale fréquemment présentée en des termes négatifs : "pays sous-développé" formé "d'une poussière d'individus victimes du tribalisme" dont le seul salut ne pouvait venir que de son aptitude à "rejoindre le cortège des pays avancés".

En tentant une rétrospective qui concerne aussi bien les promoteurs publics que les concepteurs et les usagers de l'architecture de l'habitat, on peut distinguer trois moments importants : une première phase marquée par une sacralisation du modèle occidental et une quasi-négation des références locales, suivie d'une tentative de conciliation entre les typo-morphologies architeturales traditionnelle et moderne ; enfin la déferlante actuelle du "façadisme" qui n'exclut ni la patrimonialisation1 ni l'éclectisme.

Les vingt premières années vont voir la mise en place d'organismes spécialisés ayant pour objectif de faire disparaître du paysage urbain et rural national les vestiges du colonialisme : l’habitat précaire et les bidonvilles dans les villes, d'une part, et les ghorfas, les tentes et autres types de logements traditionnels et populaires dans les campagnes, d'autre part.

Dans cette optique le secrétariat d'Etat aux travaux publics, les sociétés coopératives de construction de logements, relayées par la Société Nationale Immobilière de Tunisie, se devaient de réaliser des logements populaires et ouvriers en vue de corriger cette situation.

Ce programme intensif de construction de cités populaires bénéficia d'un préjugé d'autant plus favorable que la crise et l'aspiration au logement étaient pressantes au sein des classes populaires et moyennes.

L'argumentaire technico-scientifique qui supportait cette politique interventionniste et centralisatrice avec pour mot d'ordre l'« habitat pour le plus grand nombre», légitimait le recours à la production industrielle, standardisée et normalisée de « machines à habiter » (le Corbusier) qui ferait tourner définitivement la page aux techniques archaïques de la construction et permettrait ainsi aux responsables politiques de l'époque de remplir leur mission : Concevoir de bons logements pour produire une bonne ville où vivraient de bons tunisiens.

Cet aphorisme tire sa légitimité politique du projet  global de réforme des structures, des modes de vie et des mentalités de la société tunisienne et sa légitimité scientifique du théorème écologique et fonctionnaliste qui associe à toute amélioration de l'organisation de l'espace habité une amélioration de l'organisation sociale.

Abordée sous cet angle, la question de l’habitat confortait dans leurs convictions les premiers architectes tunisiens formés majoritairement dans les écoles françaises où l'enseignement de l'architecture, avant les bouleversements de 1968, avait pour but ultime la maîtrise de la science et de la technique de la construction dans des "ateliers de Maîtres" respectueux de la tradition des Beaux-Arts.

Cependant, cette expérience commence à montrer des signes d’essoufflement au cours des années 70 et ceci, d’autant plus que la politique du logement n’enregistre pas les résultats escomptés sur le plan quantitatif.

On commence alors à prendre conscience que la configuration de l’espace habité n'échappe point à l’impact de facteurs anthropologiques et sociologiques tels que le mode de vie et d’organisation de la famille, le rapport au corps et à l’univers, les dimensions culturelles de l'appropriation et de l’aménagement de l’espace, l’esthétique. Toutes ces dimensions qui transforment le  besoin universel de se loger, prôné par les défenseurs de " la Chartes d'Athènes", en une  demande particulière d’habiter située dans le temps et dans l'espace de sociétés particulières.

La réalisation, au milieu des années 70, de la cité Ibn Khaldoun à l'ouest de la capitale Tunis manifeste, à mon avis, ce désir d'un dépassement du modernisme à outrance dans la mesure où les acteurs (SNIT, architectes, urbanistes et bureaux d'études) de cette opération d'envergure2 ont cherché à proposer une alternative architecturale et urbanistique conciliatoire, située à égale distance entre tradition et modernité.

Dans le cadre de la politique de « dégourbification », l’Etat tunisien décide d’assainir le bidonville de « Jebel Lahmar » situé prés des quartiers chics et du jardin public « Le Belvédère », dans le faubourg Ouest de la capitale Tunis. (Fig.1) l’ « assainissement » consistait en un transfert de la population du bidonville dans une zone ou les règles d’hygiène et un cadre de meilleure qualité pouvaient être assurés. Ce fut la Cité Ibn Khaldoun avec 5000 logements sociaux.

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Le facteur probablement le plus important au regard de cette recherche qui a présidé au choix d’Ibn Khaldoun, est la problématique posée par son parti urbanistique et architectural qui se voulait une synthèse entre le tissu traditionnel de « médina » et celui des « villes nouvelles ».

Ibn Khaldoun constitue donc un véritable laboratoire, une expérience d’architecture et de société qui ne peut qu’interpeller la curiosité et le sens de l’investigation du chercheur. Aussi l’analyse tentera-t-elle d’appréhender le logement en tant que cadre de la vie quotidienne au contenu fonctionnel et symbolique vécu et utilisé de diverses manières par les résidents ou les collectivités de résidents.

En réalisant différentes combinaisons des 3 plans-type, le cabinet d’architecture public de la « Société Nationale Immobilière de Tunisie » a fait ce qui était en vogue à cette époque, « l’habitat intermédiaire » social.

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Ce choix en matière d’architecture de l’habitat est confirmé par le discours développé dans les documents relatifs à l’opération Ibn Khaldoun et dont le contenu confirme le rejet aussi bien des immeubles collectifs connus pour leurs inconvénients du point de vue spatial et social, que du pavillonnaire irréalisable à cause de son coût élevé.

Ces deux « repoussoirs » n’empêcheront point les architectes de reconnaître des qualités aux formes d’habitations précédentes : la maison individuelle assure l’intimité, l’autonomie, la grande surface, l’espace privatif extérieur de la verdure. Elle est désirée par tous et offre une image sociale valorisante ; le collectif a l’avantage de la densité, de l’économie du foncier et de la vie relationnelle.

On relève sans doute une difficulté, sinon une ambiguïté, dans la délimitation de la forme et du sens de l’architecture proposé dans cette Cité. L’ambivalence du concept « d’Habitat intermédiaire » qui n’est ni collectif ni individuel tout en étant les deux à la fois, n’a sûrement pas aidé à la clarification des termes.

Le visiteur de la Cité ne tarde pas à s’apercevoir combien cette « solution » architecturale conforte la tendance à la normalisation de la production du logement. L’explication est à chercher dans le cadre du monopole étatique exercé aussi bien dans le domaine des matériaux de construction que de mise en œuvre et de la conception architecturale avec tout ce que cela implique de standardisation des logements et donc l’esthétique qui en découle.

L’industrialisation de l’architecture de l’habitat et sa conception, comme la combinaison d’un nombre limité d’espaces dont on a établi les plans-types, est en droite ligne avec le courant moderniste de la Chartes d’Athènes.

Les constructions élaborées avec ce système sont déjà définies dans leurs caractéristiques lorsqu’elles sont conçues, et les modes d’assemblage qu’elles permettent tentent difficilement d’éviter la « répétitivité » qui apparaît ici comme le corollaire de la « rationalisation de la construction ». C’est peut-être justement parce que l’architecture de la Cité est un produit industriel « moderne » que le concepteur cherche à l’ « envelopper » dans une histoire ou dans une spécificité qui dissimulerait sa véritable nature.

C’est dans ce sens qu’il faut interpréter le changement de dénomination de l’opération survenu au cours de la réalisation, qui de « Cité Ras-Tabia », du nom du quartier où elle se situe, devient la « Cité Ibn Khaldoun », du nom du célèbre historien et sociologue tunisien.

Il est évident que l’intervention de l’Etat et son choix « politique » d’un logement « intermédiaire » par la promotion d’une opération de 5000 logements de l’envergure de la Cité Ibn Khaldoun, a beaucoup aidé à l’imposition de cette forme architecturale et à l’expérimentation de cette solution alternative en matière de logement économique.

Les apports nouveaux dans la conception du logement à Ibn Khaldoun par rapport au logement social et public courant concernent surtout les prolongements extérieurs immédiats et principalement le patio, espace de transition et espace de réserve pour une extension future probable.

Quant à l’espace interne proprement dit, il ne dénote guère d’une recherche particulière si on excepte la façon d’organiser la cellule autour du patio en « L », afin qu’elle profite au maximum de l’ouverture sur celui-ci et de son éclairage.

Pour le reste, l’architecture reste classique dans plusieurs de ses dimensions, qui sont autant de critiques que l’on applique d’habitude à l’architecture de la production massive d’habitation :

- la variété des plans des logements proposés est faible et laisse transparaître une conception qui procède d’une pensée normative qui, dans le cadre de surfaces minimales possibles, traduit spatialement les exigences du mode de vie des usages, réduits à des stéréotypes fonctionnels simplistes et banalisés ;

Face à ce « fait d’architecture » comment se manifeste donc le « fait d’usage de l’espace », c'est-à-dire l’ « habiter » ? La réalité de la pratique va-t-elle reconnaître, refuser ou détourner l’architecture des logements de la Cité Ibn Khaldoun ?

Pour répondre à ces questions, on s’est intéressé à l’analyse des usages qui sont faits  du patio, d’une part, et à l’utilisation des fétiches en façade ou à l’intérieur du logement.

Le patio représenté dans les plans-types du catalogue de la présentation de la Cité Ibn Khaldoun, ne renvoie nullement à l’espace de distribution traditionnel qu’on rencontre au centre des maisons de la médina arabo-musulmane (Renault, 1978).

Les patios des logements de la Cité présentent deux situations, ils sont soit en façade, soit rejetés à l’arrière. Leurs relations directes se font avec le couloir et les espaces semi-publics par le biais de portes ou de fenêtres.

La configuration générale de départ du logement assigne une place à cet espace qu’il est très difficile, sinon impossible, de changer en cours d’occupation. Il reste pour l’habitant la ressource du re-fonctionnaliser et de lui conférer des nouveaux sens en se l’appropriant par des activités spécifiques et des aménagements particuliers.

A partir des observations faites sur le terrain et de photos prises dans le patio, on peut distinguer les catégories suivantes :

- le patio-espace de renvoi : des objets divers, usités ou non , que l’habitant n’a pas trouvé où ranger à l’intérieur du logement sont renvoyés et déposés dans le patio, par exemple une bassine en zinc, une « mida », un tas de briques pour la construction d’une extension, etc. ;

- le patio-espace féminin : pour pouvoir être investi par la femme qui y trouve un prolongement de la cuisine et un endroit adaptable aux travaux ménagers en général, un aménagement minimal du patio est nécessaire. Il consiste en une couverture du sol par une chape de ciment et en l’installation d’un robinet. Les périodes de l’année où le temps est clément, c’est l’endroit choisi par l’épouse pour faire lessive et vaisselle et pour sécher le linge au soleil. C’est dans le patio aussi qu’un drap blanc est étalé à même le sol cimenté pour recevoir la « aoula » (la provision annuelle de couscous) qui séchera là pendant quelques jours ;

- le patio-espace pour les animaux : dans la partie en terre battue, quelques habitants isolent un petit endroit entouré par une sorte de grillage où ils élèvent quelques poules. Cette basse-cour, à l’abri des regards, sert de potentiel alimentaire pour la famille résidente ;

- le patio-espace de séjour : on rencontre à plusieurs reprises des famille réunies dans le patio ; c’est souvent l’endroit où la réception de l’étranger se fait. Pour bien assurer cette fonction de séjour, un coin du patio est couvert de nattes, de tapis et de coussins ; quelquefois même, une « dukkana » est construite. C’est le lieu de rencontre de la famille et là où on vient chercher un peu de fraîcheur durant les heures chaudes des jours d’été ;

- le patio-jardin : le jardin d’agrément exclut en général les activités salissantes du patio car il devient un « espace montré ». L’habitant entretient arbres et fleurs dans la parcelle non point pour leur production mais pour leur aspect décoratif. De même, le carrelage remplace dans ce cas la couverture de sol en ciment et les fenêtres des chambres sont flanquées de fer forgé finement travaillé.

Dans la Cité Ibn Khaldoun on retiendra des différents cas de patio examinés précédemment que deux types dominent. La premier rappelle le patio traditionnel, bien qu’il ne soit nullement au centre géographique de l’habitation ; l’espace récupéré permet toutefois aux formes de sociabilité familiale de s’exprimer et de survivre ; elle permet aussi aux activités ménagères de s’y dérouler en rendant possible pour la femme de retrouver une gestualité commune pour faire la vaisselle et la lessive. Le second type de patio est un espace transitionnel entre le dehors et le dedans, commandé davantage par un souci d’esthétique ; c’est d’ailleurs un espace de représentation, au même titre que le salon et la salle à manger. Il n’est plus le point de rencontre de la famille, mais l’espace découvert sur lequel vient se passer le regard d’autrui et qui appartient donc à tout le monde, à l’habitant autant qu’au passant.

L’architecture, art profane de technicien, ignore naturellement les rites et pratiques magico-religieuses de la construction, en particulier, les rites liés à l’entrée du logement qu’on pourrait qualifier de « rites du seuil ». Mais une fois investis par l’ « habiter », portes, murs et fenêtres des habitations de la Cité se chargent de signes et d’objets ayant pour but de prémunir la maison et ses résidents des méfaits des forces latentes du mal qui peuvent les assiéger.

Le poisson (symbole de la fécondité), la « khomsa » (main de fatma, symbole de prophylaxie) et le fer à cheval ont pour fonction de protéger du « mauvais œil » et des sorts jetés sur l’habitant et son habitation.

Ceci ne contredit guère le fait que ces fétiches jouent un rôle utilitaire additionnel quand ils servent de heurtoirs de porte ou décoration du mur du séjour.

La tresse de blé et le lézard empaillé du désert font aussi partie du registre des signes magico-religieux favorisant la prospérité de la famille et la fertilité de la femme. Ils indiquent en outre la survivance de pratiques mystiques transplantées de l’habitation rurale dans un cadre urbain.

Ces pratiques de l’ « habiter » signifient que certains espaces du logement, tels que la porte ou le mur qui séparent l’intérieur de l’extérieur, la chambre des parents, la chambre des enfants, le séjour familial suscitent plus que d’autres (les espaces sales, par exemple) une esthétique de l’intérieur du logement qui plonge des racines aussi bien dans les croyances païennes ou musulmanes, que dans les rites ruraux et urbains.

Le signe et le symbole ne limitent pas à leur rôle protecteur, ils participent avec l’ensemble des objets et des décorations du logement à la connotation idéologique de l’espace approprié par les habitants. Il est une composante du discours multidimensionnel de l’ « habiter », une partie de l’idéologie de l’habitat.

L’usager installé dans sa nouvelle maison ne se conduit pas selon les réflexes conditionnés que devraient provoquer en lui les « direction d’habilité » du plan-type du logement et des recommandations du catalogue, mais développe des pratiques qui, à leur tour, produisent des « lieux ». Ces derniers peuvent être saisis en tant qu’organisation, localisation, aménagement, mode de vie, sans autant se réduire aux quelques fonctions simples projetées lors de la conception.

Le logement est donc investi, qualifié, apporté et nommé par la pratique : il est l’objet d’une perception positive ou négative de l’habitant. C’est, de même, le réceptacle d’un mode de vie et d’un ensemble d’activités, gestes et rites, de la famille résidente, c’est l’espace de la « quotidienneté ».

La femme qui retrouve une gestualité traditionnelle, assise ou accroupie, en faisant la vaisselle dans le patio ou en préparant la « aoula » dans la cuisine et la construction d’une nouvelle cuisine dans le patio à la mode rurale sont des exemples qui illustrent la relation étroite entre « habiter » et modèles culturels.

Dans l’espace habité, ce n’est pas tant la satisfaction de quelques besoins simples qui importe que la manière, la forme et la symbolique que ces besoins matérialisent dans le logement, contrairement à ce que se complaisent à affirmer les théories fonctionnalistes de l’architecture et leurs différentes variantes. L’essentiel n’est pas l’acte de cuisiner conçu en tant qu’abstraction ou pratique universelle, mais les méthodes culinaires propres à une sphère culturelle et à un groupe social déterminés.

Cette appropriation par « l’habiter » est d’intensité et de contenu différents. Dans un cas, il s’agit simplement d’installer un robinet dans le patio pour les travaux ménagers ; dans un autre au contraire, le propriétaire transforme complètement la localisation et l’organisation des espaces proposés par le concepteur.

Il est donc évident que les signifiants et les signifiés de l’habiter ne sont point universels comme l’est encore moins la manière dont ils qualifient l’espace. Ils nécessitent donc des études approfondies en anthropologie culturelle maghrébine et en esthétique architecturale arabo-musulmane.

Comme nous l’avons signalé au début de cet article, l’Etat tente d’engager une action de transformation sociale et de réforme du mode de vie par le biais du modèle culturel sous-jacent à la conception architecturale et urbaine de la Cité. Ce modèle culturel n’est pas une transposition pure et simple des références occidentales du logement social, comme la laisse croire un certain discours réducteur, mais une combinaison entre une esthétique architecturale occidentale et une esthétique locale, une architecture conciliatoire. Souvent, et malheureusement, le traditionnels se réduit à des éléments formels fonctionnant seulement en surface, comme décoration et « emballage » du logement (Ostrowetsky & Bordreuil, 1980).

Une première explication peut-être cherchée dans le fait que l’appropriation du logement par l’habitant ne soit pas le premier souci de l’Etat dans une production marchande du bâtiment. La Cité Ibn Khaldoun est le produit de l’architecture d’entreprise et le rôle de l’Etat tunisien, en tant qu’agent économique et idéologique, est déterminant. Aussi le rapport dialectique entre la production et l’appropriation de l’habitat public laisse souvent dominer sa valeur d’échange sur sa valeur d’usage, sa valeur marchandise sur sa valeur pratique et culturelle.

Mais nous ne pouvons nous arrêter sur cette dualité, la conception moderne marchande et la tradition des usages, et tirer la conclusion rapide et tentante que nous assistons là à une cristallisation, au niveau de l’objet architectural, de la contradiction entre la volonté étatique dominante et l’expression culturelle populaire.

Deux nuances sont à introduire : la première est que l’appropriation traditionnelle de l’objet architectural peut exprimer un rapport des couches sociales populaires à l’espace habité fait aussi d’aliénation, comme le suggèrent l’usage des fétiches pour protéger l’habitation ; la seconde concerne l’instrumentalisation d’éléments architectoniques arabo-musulmans destinés à décorer le logement et à le singulariser par rapport aux autres, distinction esthétique souvent corollaire de distinction sociale et de mimétisme des groupes en phase d’ascension sociale.

Ces précisions confirment, si besoin en était, que le traditionnel n’est pas nécessairement antinomique du moderne. Il le complète parfois et fonctionne, au-delà des apparences, sur la base d’un même registre de références culturelle et sociale.

Si on dépasse le cadre étroit de cet article, on peut constater que le culte du traditionnel et du populaire, à la mode dans certains milieux artistiques, veut occulter une attitude élitiste qui s’approvisionne au « marché libre des valeurs passées ».

Si la calligraphie arabe, qui remplace l’abstrait dans la peinture, ainsi que la maison de « style traditionnel » s’épanouissent dans les discours, les expositions, les colloques et congrès internationaux de l’art et de l’architecture ; ce n’est certainement pas parce qu’elles entraînent un bouleversement dans le fonctionnement de la culture officielle. Certains font dans le « traditionnel », l’« artisanal » et l’« arabo-musulman » pour être « à la mode ».

Face au flottement des valeurs sociales et esthétiques et dans une situation de mondialisation confrontation des aires civilisationnelles, l’idéologie architecturale et artistique en Tunisie ne fait souvent que mettre des habits neufs sur une peau frippée.

Pour cette raison, la réflexion sur les problèmes relatifs à l’enseignement et à la stratégie d’intervention des architectes et des aménageurs est des plus vitale. C’est elle qui permettra de voir un peu plus clair dans la définition des contenus et des moyens pouvant déboucher sur des solutions maîtrisées et réelles aux problèmes du logement et de la ville en Tunisie et dans le Maghreb.



Bibliographie

BAUDRILLARD, J. (1968), « Le système des objets (Denoël Gonthier, Paris).

FERCHIOU, S. (1982), « Conserves céréalières et rôle de la femme dans l’économie familiale en Tunisie « Ed. CNRS, Paris).

LEMENT, M, j. (1982), « L’architecture fonctionnelle » (Ann. litt. de l’université de Besançon).

OSTROWETSKY, & BORDREUIL, J.S (1980), « Le néo-style régional » (Dunod, Paris).

REVAULT, J. (1983), « L’habitation tunisoise » (CNRS, Paris).

THYSSEN, X. (1983), « Des manières d’habiter dans le Sahel tunisien » (CNRS, Paris).

Notes de bas de page


1Ce retour vers le patrimoine est encouragé par le discours d'un Etat qui se présente, face à ses contestataires, en tant que garant "l'identité arabo-musulmane".
2 5000 logements divisés en 3 types sont réalisés en faveur de populations ex-gourbivilloises et de cadres moyens à qui on propose « une nouvelle médina  qui cherchera à concilier les aspects traditionnels et modernes du mode de vie tunisien ».

Pour citer cet article


Moncef Ben Slimane. «Conception et usage du logement public à Tunis». URBAMAG, 2 - Logique institutionnelle et logique citadine dans les villes du Maghreb, 29 juin 2007, http://www.urbamag.net/document.php?id=282.




Revue électronique internationale publiée par l'ENAU Tunis, en partenariat avec l'EPAU Alger et l'INAU Rabat avec le soutien de l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF)
ISSN 1737-7676